"Bande-son pour un coup d'état" de Johan Grimonprez (2024)

Vidéo numérique

En pleine décolonisation, l’ONU joue les arbitres entre anciennes puissances coloniales et nouveaux États africains. Khrouchtchev est furieux des ingérences belges et américaines au Congo. Pendant ce temps, Louis Armstrong, "Ambassadeur du Jazz", est envoyé par les États-Unis pour détourner l’attention d’un coup d’État soutenu par la CIA. Jazz, politique et décolonisation s’entremêlent dans cet épisode méconnu de la guerre froide.

New York, février 1961. Une soixantaine d’activistes interrompent, aux cris d’"assassins !", "meneurs d’esclaves !", "enfoirés racistes !", une séance du Conseil de sécurité de l’ONU. Aux côtés de la chanteuse Abbey Lincoln, de l’écrivaine Maya Angelou, du batteur Max Roach, ils crient leur révolte devant l’assassinat arbitraire de Patrice Lumumba. Petit retour quelques mois en arrière : alors que ce jeune leader congolais a arraché à la Belgique l’indépendance de son pays, proclamée le 30 juin 1960, les Nations unies, elles, tanguent face à un afflux de nouveaux membres – seize pays africains, fraîchement décolonisés et décidés à se faire entendre. L’équilibre des votes, traditionnellement en faveur des pays occidentaux, menace de basculer à l’avantage de ce que l’on n’appelle pas encore le "Sud global". Les États-Unis et le royaume belge craignent aussi de voir le sous-sol congolais, qui regorge de minerais stratégiques, tomber aux mains des Africains ou, pire en ces temps de guerre froide, de la Russie de Nikita Khrouchtchev. Quelques mois avant le meurtre de Lumumba, le gouvernement d’Eisenhower a "pris commande" de la tournée africaine d’un de ses meilleurs "ambassadeurs du jazz", Louis Armstrong. Celui-ci ignore que sa venue triomphale a pour but de détourner l’attention du coup d’État qui se déroule au Congo, fomenté par la Belgique et la CIA alors que l’ONU ferme les yeux.

Indépendance volée
Multirécompensé, nommé aux Oscars, ce documentaire renferme son propos rageur dans un magnétique écrin visuel et sonore. S’affranchissant de la chronologie, le film opte pour la libre association d’idées et raconte la poignée d’années effervescentes qui virent les anciens pays colonisés s’affirmer et se rapprocher, espoir d’un nouvel ordre mondial vite douché par le cynisme occidental et les barbouzeries de la CIA. D’une grande beauté formelle (citations sur fond noir, élégance des images, ironie du montage alterné), le film enchaîne avec un tempo parfait ses incandescentes archives. Il s’appuie, entre autres, sur les mémoires audio de Khrouchtchev, celles, lues à voix haute, d’Andrée Blouin, l’une des rares femmes africaines de tête de cette histoire, du diplomate irlandais et enfant terrible Conor Cruise O’Brien, sans oublier d’ahurissantes séquences diplomatiques (notamment celle où le roi Baudoin s’étonne que Lumumba fasse un discours le jour de l’indépendance du Congo). Seul interviewé, l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane relie le sort actuel de son pays, toujours déchiré par la guerre civile, à cette indépendance volée soixante-cinq ans plus tôt. Cœur battant du film, la bande-son, somptueuse, renoue avec l’époque fiévreuse où jazz et politique était indissociables, de l’explosion du bebop aux explorations du free jazz. La performance chantée d’Abbey Lincoln, le blues ample de Nina Simone, les fulgurances de Max Roach font écho avec éloquence aux iniquités de leur temps. Instrumentalisé par la CIA, le jazz, par nature libre et protestataire, finit par ruer dans les brancards comme l’illustrent les volte-face de Louis Armstrong et de Dizzy Gillespie. Enrôlés dans de manipulatrices tournées en vertu du soft power, ils finirent par envoyer le pouvoir américain "au diable".

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