"Elsa Moriante et "La Storia" - Une écrivaine victime de son succès" de Silvia Luzi et Luca Bellino (2024)

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Anatomie d’une "affaire" littéraire qui conforta la solitude d'une autrice aussi brillante que tourmentée.

À l’été 1974, à 62 ans, Elsa Morante publie La storia, roman de plus de six cents pages qui vient d'occuper des années de sa vie. Succès populaire immense – il se vendra en Italie à plus d'un million d'exemplaires, et sera traduit dans plus de vingt langues dans les années qui suivent –, il raconte la Seconde Guerre mondiale du point de vue des humbles. Dans le quartier populaire de San Lorenzo, à Rome, Ida Ramundo, juive par sa mère (comme Elsa Morante elle-même) et institutrice, élève seule ses deux fils, dont le fragile Useppe, né du viol commis par un jeune soldat allemand, qu'elle n'aime pas moins tendrement. Trente ans plus tôt, avec son époux Alberto Moravia, l'un des écrivains les plus connus d'Italie, Elsa Morante avait, tout comme son héroïne, fui la ville occupée pour se réfugier dans un village perdu du sud du Latium. Mais si son expérience a nourri le roman, c'est d'abord sa vision politique qui le lui a inspiré : la violence de l’histoire conduirait inexorablement à l’écrasement des plus faibles, à l’image des destins d’Ida et de son petit garçon. Souhaitant qu’il soit lu par tous, elle obtient de son éditeur que le livre soit vendu à un prix très inférieur à l'usage. Mais alors que le grand public se reconnaît avec ferveur dans ces êtres broyés par les événements, l'intelligentsia de gauche, dont Pasolini, proche de l'écrivaine, les condamne. Dans un climat idéologique intensément polarisé, qui va bientôt déboucher sur les "années de plomb", Morante se voit accusée avec virulence d'aveugler les masses en prônant le renoncement plutôt que la lutte des classes. On fustige aussi La storia au nom du féminisme, sans vouloir comprendre que le motif plus obscur de ce déchaînement est de nature patriarcale : que cet éclatant triomphe littéraire soit celui d'une femme va à l'encontre de tous les usages.

La "grande solitaire"
Séparée de son célèbre mari depuis plusieurs années, retirée des mondanités littéraires pour se consacrer à l'écriture, l'autrice, blessée, s'isole plus farouchement encore, tandis que La storia poursuit sa route pour devenir l'un des classiques de la littérature transalpine. À la lumière, entre autres, de cette "affaire" oubliée, ce portrait chemine à la rencontre de celle que les Italiens surnommèrent alors la "grande solitaire", mêlant archives, témoignages, analyses de spécialistes et extraits de l'adaptation réalisée par Luigi Comencini, avec Claudia Cardinale dans le rôle d'Ida, en 1986. Disparue un an plus tôt, Elsa Morante, esprit brillant et tourmenté qui plaçait la littérature au-dessus de tout, avait toujours refusé de répondre publiquement aux attaques. 

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